4 juin 2015
[étude] Les médias à l’heure de la recommandation d’info personnalisée
La recommandation personnalisée sur Internet, tout le monde connaît (ou presque) : c’est l’une des clés du succès d’Amazon qui vous conseille des produits en fonction de vos achats ou de Netflix qui vous propose des films ou des séries sur la base des dernières vidéos que vous avez regardées. Mais dans le domaine de l’actualité – sur un terrain beaucoup plus volatil – les systèmes capables de pousser automatiquement du contenu journalistique en fonction de l’analyse du profil et des usages des internautes sont encore balbutiants et les grands médias traditionnels, bien que très intéressés par cette innovation technologique, ne les ont pas encore déployés au sein de leurs entreprises.
Pour cerner les opportunités, les freins et les risques inhérents à la mise en place de tels systèmes, le cluster Ouest Médialab a mené, fin 2014, une étude en partenariat avec un groupe d’étudiants du cycle master 1 Médias et communication de Sciencescom–Audencia Group et sous la responsabilité de Typhaine Guezet, chargée d’études et conseil RSE. 12 entretiens ont été effectués auprès d’acteurs clés du secteur des médias, français ou anglo-saxons, tous intéressés par (ou impliqués dans) des projets portant sur la recommandation personnalisée d’information : des éditeurs (Ouest-France, France Télévisions, AFP…), des start-up (Gravity, Near You Now, News Republic…) et plusieurs experts (Clare Cook, Olivier Ezratty, Nicolas Becquet, Maëlle Fouquenet…).
Présentation résumée de l’étude :
Pour la plupart des personnes interrogées, cette innovation est perçue comme une attente forte du marché, voire une « suite logique » de l’évolution des médias, mais les interrogations restent nombreuses. D’un point de vue technique d’abord : cela exige une collecte et une gestion des données des utilisateurs, donc la maîtrise de technologies nouvelles pour les éditeurs qui passent par l’octroi de moyens supplémentaires ou l’acquisition de compétences informatiques. D’un point de vue économique aussi : quel pourrait être le modèle d’affaire d’un tel système ? Est-il susceptible de favoriser l’engagement des internautes, de fidéliser des lecteurs, de générer plus d’abonnés numériques ?
Enfin l’analyse des données et le recours aux algorithmes soulèvent aussi des questions éthiques et culturelles : les médias en particulier s’interrogent sur le périmètre de leur responsabilité et les conséquences d’une éventuelle utilisation des données personnelles à des fins publicitaires. Plusieurs acteurs pointent aussi un risque de fragmentation et d’enfermement des publics au sein de leurs propres communautés et centres d’intérêt. Passer à l’hyper-individualisation de l’information par un effet d’entonnoir, n’est-ce pas priver l’utilisateur d’une nécessaire sérendipité et d’une ouverture sur le monde qui lui est « classiquement » proposé par les médias.
Le système idéal ? Sans doute un mix intelligent entre la « personnalisation robotisée » et l’intervention des journalistes, à l’instar de la solution proposée par Gravity, une start-up américaine qui mène sans doute l’une des expériences les plus abouties dans ce domaine. L’idée serait que les rédactions gardent la main sur les contenus qu’elles estiment importants et que la diffusion ciblée des autres contenus soit automatisée en fonction des centres d’intérêts et de la géolocalisation des utilisateurs.
Quelques citations extraites de l’étude :
Basile Simon, hacker-journaliste au BBC News Lab :
« C’est un passage incontournable. Il faut arrêter de penser qu’on peut faire sans. Notre vie numérique est plus en plus sont construite sur des algorithmes. Donc si les médias décident de ne pas s’y mettre au nom d’une peur de la technique ou de la machine, c’est une grave erreur… A la BBC on sait qu’on va le faire à court terme. On ne sait pas encore comment, mais on sait déjà qu’on le fera en veillant au respect de la vie privée et des données personnelles. »
Eric Scherer, directeur de la prospective et de la stratégie numérique chez France Télévisions :
« Un moteur de recommandation, c’est quelque chose de compliqué. C’est de l’algorithmie. Il faut des développeurs assez nombreux et beaucoup de savoir-faire. Ce sont des savoir-faire qui ne sont à l’intérieur des médias, a fortiori des rédactions. Mais ça va venir, je pense. Pour l’instant, ce sont les acteurs du web qui les utilisent comme des boîtes noires ou comme des filtres personnalisés de l’information et les gens ne savent pas ce qu’ils advient de leurs données personnelles. »
Anthony Sheenan, CEO de la start-up Near You Now :
« Notre plateforme s’appuie sur la géolocalisation pour aider les gens à trouver des informations pertinentes proches de chez eux. Le premier problème est la confiance dans l’utilisation des données personnelles. Je pense que les journaux locaux – en qui les utilisateurs ont confiance – pourraient demander ces information à condition qu’ils proposent un bon service en retour, avec de l’info ciblée, pas des publicités que les lecteurs n’ont pas envie de recevoir. »
Olivier Ezaratty, blogueur et conseiller en stratégies de l’innovation :
« L’hyper individualisation est un mythe. L’information qu’on consomme a toujours été individualisée. Ce qui change c’est la quantité et la diversité des contenus auxquels on a désormais accès. Les outils de recommandation sont rarement pertinents. Il ne sont pas capables de détecter les signaux faibles. L’urgence pour les rédactions, c’est de faire de la qualité plutôt que de la recommandation qui nous abreuve de contenu qu’on a déjà vu. »
Josef Pfeiffer, directeur Product & Business Development de la start-up Gravity :
« Nous avons construit une plateforme qui peut par exemple traiter le langage pour rendre les sites sur-mesure, afin qu’ils s’adaptent au profil de la personne qui les utilise. Nous aimerions créer un monde dans lequel chaque site Internet que l’on visite est customisé, “just for you”, sans que les gens soient obligés de devenir amis les uns avec les autres ou d’interagir comme ils le font sur les réseaux sociaux. »
Fabrice Bazard, directeur du développement des activités numériques du Groupe SIPA chez Ouest-France :
« On a commencé à y travailler il y a 18 mois. C’est du big data. Il faut bien connaître les centres d’intérêt et les habitudes de ses lecteurs. Il faut aussi avoir une banque de tous les contenus organisés et indexés. Et finalement relier la connaissance client avec les contenus. A partir de là, on est capable de pousser des contenus pertinents. Ce sont des sujets d’une complexité diabolique. On n’a pas fini de les travailler ! »
Photo d’illustration : la nouvelle application mobile et personnalisable de Ouest-France lancée en mars 2015